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2 mars 1915 – Sérénité d’un Jurassien dans les tranchées

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Touchante Lettre de Victor Chappuis, soldat français, écrite le 18 janvier 1915 et reçue par sa sœur Mlle Marie Chappuis à Delémont le 26 j. 1915.

Chère Marie

Ta bonne lettre du 23 janvier m’est parvenue il y a déjà 7 à 8 jours en même temps que le colis renfermant des laekerlis de Bâle et une belle paire de gants bien chauds. Je te remercie sincèrement pour le tout. J’ai été particulièrement sensible à tes vœux de bonheur, d’heureux retour dans la famille. Quelle heureuse idée de m’envoyer des laekerli. Oui, c’est original de manger des laeckerlis de Bâle au fond des tranchées. Vivre si loin de tout ce qui rappelle la vie commune, vivre la vie la plus sauvage et être rappelé tout tout à coups (sic) par un simple petit bonbon aux plus tendres souvenirs de jeunesse, à tout ce que le cœur humain contient de meilleur, c’est à dire le retour par l’imagination aux êtres chers et aux choses qui vous ont vu naître. Ce petit bonbon mais c’est tout un monde ; en l’absorbant je fais une réelle communion avec mon pays, il me jette en face d’un tableau sublime, la lutte colossale, le mot est ici bien à sa place, des héros de nos montagnes pour l’indépendance de ce beau coin de terre qui est à tant de points de vue le cœur de l’Europe. Il me met tout à coup en présence de la réalité, il me rappelle l’engagement que j’ai pris devant ma conscience pour ce pays qui me défend d’y faillir et il me dicte tout mon devoir, vaincre avec les camarades ou mourir… Mourir, ce mot peut paraître cruel, mais on dit que Dieu donne des grâces d’état. Je ne l’ai jamais tant cru, chère Marie, car je suis moi-même étrangement surpris de la belle indifférence avec laquelle je me promène la nuit, parfois par le plus beau clair de lune sur le bord de nos tranchées, le fusil au côté, le bâton d’agent de liaison à la main, pour porter un ordre de mon commandant à mon capitaine. Combien l’homme a conscience de sa force au moment des grands dangers, il se sent près de son Créateur. Combien est peu profond l’être humain qui nie ce grand principe et combien il s’éloigne fatalement de la source de tout idéal. Tu me dis, chère sœur, que tu pries beaucoup pour moi, je t’en remercie très sincèrement, tu ne pourrais pas me rendre de meilleur service. Je ne demande qu’une chose pour l’instant à Dieu, un grand courage non seulement devant l’ennemi, mais aussi en face de toutes les souffrances morales, physiques, il en faut aussi pour les camarades, car il ne se passe pas de jours où l’on ait l’occasion de remonter un peu le moral de quelque camarade découragé. Ce découragement est d’ailleurs très humain. La vie dans les tranchées est vraiment pénible. Pauser (sic) toute une nuit depuis 5 heures du soir à 7 heures du matin dans une tranchée ouverte au milieu d’un champ, les pieds dans l’eau froide ou dans la boue et sous une pluie parfois torrentielle, il y a de quoi démonter la patience et le courage d’un homme. Et la perspective du lendemain est souvent la même pendant les 4 ou 5 nuits suivantes. Aussi Dieu m’accorde le courage que vous lui demandez par vos prières, pour tout le reste je m’en rapporte à son entière volonté. Rappelle-moi au souvenir de M. le doyen Chappuis, de son vicaire l’abbé Bourquard auxquels je présente mes hommages respectueux tout en me recommandant à leurs prières. J’ai gardé très-bonne mémoire de ce dernier (collège de St-Maurice).

Je t’embrasse, chère sœur et prie aussi pour ton frère dévoué

Victor.

Mr. Victor Chappuis, l’auteur de cette lettre que je transcris, est aussi frère de M. Louis Chappuis, Juge d’appel à Berne.

Commentaire

Les Chappuis forment une famille en vue de la bourgeoisie de Delémont. Victor Chappuis, l’auteur de la lettre présentée par Arthur Daucourt, s’est sans doute engagé dans la Légion étrangère par francophilie en 1914, lorsque la guerre a éclaté. Son frère Louis (1864-1931), juriste, ancien député conservateur-catholique, occupe un siège de juge à la Cour suprême du canton de Berne depuis 1904. Victor, qui a étudié au collège de Saint-Maurice, épanche son cœur, parfois avec emphase, dans la lettre qu’il adresse à sa sœur. Ses considérations sur le devoir et la mort renvoient à ses fortes convictions chrétiennes. Entre 1914 et 1918, chez tous les belligérants, des millions de soldats supportent les mêmes horreurs en puisant leur force morale dans leurs principes religieux autant que dans leurs sentiments patriotiques. Curieusement, Victor ne donne guère de détails sur la vie des tranchées, les carnages dont il est certainement le témoin – et l’auteur –, sans doute pour épargner la sensibilité de sa sœur.


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